Les faits ne mentent pas : en 1950, John Nash prouve que tout jeu à somme non nulle admet au moins un équilibre. Cette découverte renverse la façon d’aborder les stratégies collectives. Pourtant, il arrive que la solution la plus sensée pour chaque individu aboutisse à une impasse pour l’ensemble, alors qu’une alternative plus satisfaisante existe pour tous.
Cette branche mathématique dissèque les choix interdépendants de plusieurs acteurs, qu’il s’agisse de collaboration ou d’affrontement. Son influence déborde largement le cadre de l’économie, irriguant la stratégie, la biologie ou les sciences politiques.
La théorie des jeux, une clé pour décrypter les interactions stratégiques
La théorie des jeux s’impose comme l’héritière directe des travaux visionnaires de John von Neumann et Oskar Morgenstern. Leur ouvrage de 1944, Theory of Games and Economic Behavior (Princeton University Press), marque le point de départ d’une discipline à la croisée des mathématiques, de l’économie et des sciences sociales. L’idée fondatrice : chaque acteur ajuste ses stratégies en fonction de ce qu’il imagine des choix des autres. Ce cadre met en lumière les comportements, qu’ils relèvent de la coopération ou de la concurrence.
Les usages de cette théorie s’étendent bien au-delà des bancs d’université. À la RAND Corporation, centre stratégique au cœur de la guerre froide, ces modèles structurent la réflexion sur la dissuasion nucléaire. En économie, ils éclairent le fonctionnement de marchés où les entreprises, loin d’être isolées, réagissent les unes aux autres. La compréhension des négociations collectives, la mécanique des enchères ou les rapports de force politiques passent également sous le prisme de la théorie des jeux.
Mais cet outil ne s’arrête pas à l’économie. Sociologues, spécialistes de sciences politiques ou biologistes s’en saisissent pour analyser la coordination, les alliances ou les rivalités. Le vocabulaire s’est étoffé : jeux, stratégies, équilibres, anticipation. Les applications théorie jeux traversent la régulation des marchés, la construction des contrats, la compréhension des comportements électoraux, jusqu’à l’évolution des espèces. Cette grammaire commune, impulsée par von Neumann et Morgenstern, irrigue désormais la recherche en économie et dans bien d’autres domaines.
Quels sont les concepts fondamentaux qui structurent cette discipline ?
La théorie des jeux repose sur un socle conceptuel robuste, à la jonction des mathématiques et des sciences humaines. Au centre du dispositif trône l’équilibre de Nash : chaque participant choisit la meilleure stratégie compte tenu des décisions des autres, sans qu’aucun n’ait intérêt à changer de cap seul. C’est cette intuition que John Nash formalise en 1950, ouvrant la porte à l’analyse fine des jeux non coopératifs.
Deux notions structurent également l’approche stratégique : la stratégie pure, qui consiste à opter pour une action déterminée, et la stratégie mixte, où l’on répartit ses actions selon des probabilités. Cette nuance prend toute son importance dans les jeux à somme nulle, où le gain de l’un représente la perte de l’autre.
La coopération apparaît dans les jeux coopératifs, étudiés par Lloyd Shapley et John von Neumann. Ici, la question se pose de la formation des alliances et de la manière de partager un gain collectif. On voit émerger les thèmes de justice distributive et d’optimalité collective, en dialogue avec la théorie du choix social.
Les situations concrètes sont rarement limpides. L’information joue alors un rôle décisif. Selon que le jeu soit à information complète, incomplète ou imparfaite, la façon dont les acteurs raisonnent diffère, un champ exploré notamment par John Harsanyi et Reinhard Selten. Le dilemme du prisonnier illustre de façon frappante le décalage entre rationalité individuelle et intérêt collectif, matrice de nombreuses applications en économie, biologie ou sciences politiques.
De la coopération à la compétition : comment la théorie des jeux éclaire les choix collectifs
Au cœur des sociétés comme des marchés, coopération et compétition se croisent, parfois s’entrechoquent. La théorie des jeux dissèque ces dynamiques, dévoilant les ressorts qui favorisent l’entente ou, au contraire, l’escalade des tensions. Les jeux à somme non nulle retiennent particulièrement l’attention : dans ces configurations, la réussite de l’un ne se fait pas toujours au détriment de l’autre. Il y a place pour des accords, des compromis, ou pour la rupture d’une coopération naissante.
L’économie industrielle fait usage de ces outils pour décrypter la rivalité entre entreprises, que ce soit dans la fixation des prix ou l’innovation. Du côté de la théorie des organisations, ces modèles servent à comprendre la circulation de l’information, la répartition des tâches ou la gouvernance interne. En politique, la théorie des jeux irrigue l’analyse des élections et des contrats, en scrutant la formation des coalitions et les négociations de pouvoir.
La biologie aussi s’appuie sur ces concepts. La sélection naturelle et la notion d’équilibre évolutivement stable montrent comment la théorie des jeux permet d’expliquer l’apparition et la persistance de comportements altruistes ou agressifs dans une population. De la régulation des institutions à la compréhension des marchés, la recherche contemporaine s’empare de ces cadres pour mieux saisir les choix collectifs et leur dynamique.
Des exemples concrets pour saisir l’impact de la théorie des jeux dans l’économie et les sciences sociales
La théorie des jeux ne se limite pas à des équations sur un tableau. Elle irrigue des situations bien réelles, parfois tendues, parfois anodines. Prenons le dilemme du prisonnier, pierre angulaire des réflexions sur la coopération : il sert à comprendre la négociation entre syndicats et employeurs, ou les stratégies d’entente sur les marchés. Deux protagonistes, face à la tentation de se défier, se retrouvent piégés par une logique individuelle qui leur coûte à tous les deux.
Sur la scène internationale, la crise des missiles de Cuba a transformé la planète en véritable terrain de jeu stratégique. Les notions de stratégie mixte, d’information imparfaite, de menaces crédibles, ont été mobilisées par des chercheurs comme Thomas Schelling pour analyser la dissuasion nucléaire et la course aux armements. Ces concepts, affinés à la RAND Corporation, continuent d’influencer la réflexion diplomatique contemporaine.
Même dans les stades, la théorie des jeux s’invite : lors des tirs au but au football, gardien et tireur ajustent leur stratégie en anticipant le choix de l’autre, parfaite illustration de l’équilibre de Nash. Mais ses usages s’étendent encore :
- La concurrence internationale entre multinationales se pense à travers la logique des jeux non coopératifs.
- En biologie évolutive, Richard Dawkins a recours à la théorie des jeux pour éclairer la naissance de comportements altruistes.
- La répartition d’organes, étudiée notamment par Alvin Roth (prix Nobel d’économie), s’appuie sur des modèles de marchés à appariement, exemple concret d’application des jeux coopératifs.
De la finance à l’écologie, de la gestion de crise à la justice distributive, la théorie des jeux façonne notre compréhension des interactions stratégiques, qu’elles relèvent du conflit ou de la solidarité. Ces outils, loin d’être de simples abstractions, continuent de transformer la façon dont nous lisons le monde et décidons collectivement. Qui sait quelle nouvelle équation viendra bientôt bouleverser les règles du jeu ?